CHAPITRE IX
C’était un coup à risquer… Et le risque était grand !
Mais c’était l’opinion du commandant Flower. Et d’ailleurs de tous, de tous les rescapés de la catastrophe de l’A-1. Il fallait oser, quitte à faire sauter l’épave, quitte simplement à fausser définitivement les sas éjecteurs des cosmocanots et s’interdire à jamais toute évacuation par l’espace.
Car il ne s’agissait pas moins de cela : tenter de libérer les engins de sauvetage par explosion, en dynamitant cette zone de l’île spatiale qui s’était partiellement écrasée lors de l’impact avec le planétoïde, ce qui avait eu pour conséquence le blocage des cosmocanots.
Flower avait longuement balancé.
La décision lui revenait comme toujours et le responsable de l’Inter n’ignorait pas quelle gravité prenaient alors les choses. Mais il s’était avéré qu’il était impossible de dégager les mini-astronefs, coincés qu’ils étaient dans cet amas de métal aplati contre la masse rocheuse.
Le cas de conscience du commandant Flower ne s’arrêtait pas là.
Les spécialistes, après avoir soigneusement étudié le cas et dosé le T.N.T. indispensable à cette explosion si dangereuse, estimaient maintenant qu’on ne pourrait finalement libérer que deux cosmocanots, du moins dans un premier stade, contrairement à ce qu’on avait espéré à l’origine.
Même si, par la suite, on pouvait en lancer encore deux autres et ce après une seconde tentative tout aussi risquée que la première, cela ne représentait jamais que dix personnes par cosmocanot. Donc vingt lors d’un premier départ.
Sur près de quatre-vingts survivants.
Encore faudrait-il souhaiter que le second essai fût également couronné de succès alors qu’on était moins que sûr du résultat du premier.
Tout homme, toute femme a droit à la vie. Tous autant qu’ils étaient pouvaient postuler à prendre place sur les deux premiers engins. Comment opérer la sélection, c’était devenu le grand tourment du commandant Flower.
Ses officiers étaient sombres. Ils travaillaient ferme, tous. Les équipes se succédaient, mais l’atmosphère s’alourdissait. Nul n’ignorait plus la vérité sur cette invraisemblable situation. Il y aurait donc des privilégiés ? Et les autres ?
Un premier départ de vingt personnes au plus.
Un second très aléatoire et cela ne représenterait que la moitié des survivants.
Certes, on avait bien tenté de faire entendre que les premiers rescapés n’auraient d’autre souci que de signaler la détresse de leurs camarades, que des vaisseaux spatiaux de secours ne tarderaient pas à arriver mais tout cela demeurait lettre morte. Qui pouvait désormais y croire ? Ce n’était que du domaine du rêve !
La vérité était simple : à la rigueur deux cosmocanots partiraient avec vingt rescapés, sans savoir où ils arriveraient, s’ils arrivaient jamais…
Quant à tous les autres, ils se sauraient inéluctablement sacrifiés.
C’était l’horreur absolue. Le circuit d’air respirable fonctionnait encore partiellement. Le vampire ne s’était plus manifesté. Mais les réserves ne pourraient durer indéfiniment. Et surtout le climat moral se détériorait de plus en plus.
Flower demanda à Baslow une suprême conversation.
Que se dirent les deux hommes ? Nul ne le sut. Il n’en fut pas moins vrai que ce bruit ne tarda pas à se répandre parmi les survivants : de toute façon, si un seul d’entre eux devait être sauf, ce serait le professeur Baslow. Parce que sa science exceptionnelle devait demeurer au service de l’humanité et que Flower n’avait en aucun cas le droit de le sacrifier.
Mais on jasa. On murmura que non seulement Baslow mais encore son équipe, à savoir Éric Verdin, Karine Villec et Yal-Dan devaient immanquablement raccompagner.
Que cela fût vrai ou supposé, on commença à regarder avec une hostilité latente les quatre savants.
Flower comprit que la situation allait devenir insupportable. Ces malheureux, flottant perpétuellement entre la frénésie du travail avec l’espoir insensé de s’en sortir et les phases de dépressivité totale, étaient capables de tout et du pire.
Il brûla ses vaisseaux.
Il donna l’ordre décisif.
On fit sauter la partie écrasée de l’île spatiale qui retenait les cosmocanots sur leurs rampes de lancement.
Tous, le cœur battant, attendaient le résultat.
Il ne se produisit – du moins au départ – aucune catastrophe spectaculaire et l’officier technicien responsable de l’opération put annoncer, d’une voix blanche :
— Un cosmocanot est en état de départ !
Un cosmocanot… Dix personnes !
Dix sur quatre-vingts !
Certes, on pouvait récidiver mais les explosions réitérées deviendraient très dangereuses pour la sécurité de l’épave, dont la résistance était tout de même précaire, ce n’était un secret pour personne.
Des groupes se formaient. Des conversations s’engageaient, souvent à voix basse, sans préjudice de subits éclats de voix vite étouffés. On allait et venait, on évitait le plus souvent de se regarder mais les visages étaient plus sombres que jamais et Flower n’ignorait pas qu’on était au bord de regrettables excès.
Il gagna du temps, ordonna qu’un tour-cadran fût consacré à la remise en état des compartiments que l’explosion avait endommagés un peu plus. On déblaya les débris, on acheva de régler la rampe de lancement afférente au seul cosmocanot prêt à partir.
C’est alors que les techniciens firent une inquiétante découverte.
L’un d’eux alla réveiller Flower, qui, épuisé, avait tenté de prendre quelque repos.
Et en l’écoutant, le commandant devint livide.
On ne s’en était pas aperçu à l’origine mais l’explosion avait légèrement, très légèrement, entamé certains joints de la carène.
Si bien qu’une grande partie de l’air du circuit était tout simplement en train de s’enfuir, de se perdre dans ce vide qui entourait le planétoïde. Et que, au bout de quelques tours-cadran, si on ne parvenait pas à réparer, l’épave de l’île spatiale A-l ne serait plus qu’un immense cercueil.
Déjà, on tentait de colmater. Mais les fissures devaient être multiples, et surtout très difficilement décelables. Certes, on put en boucher quelques-unes, mais il devait en exister qu’on ne parvenait pas à découvrir, si bien qu’on pouvait constater que ces fuites périlleuses se produisaient toujours.
Flower, le visage fermé, sentant autour de lui la hargne encore muette mais grandissante de la majorité de ceux dont il avait la charge, prépara discrètement ce qu’il considérait comme son dernier acte de commandement.
Le cosmocanot avait été équipé, chargé de provisions, d’un léger armement, d’équipements spatiaux complets. D’ores et déjà, un cosmatelot nommé Filler, timonier spatial diplômé, était désigné d’office pour le pilotage.
Restaient donc neuf places disponibles.
Et les neuf, dont l’identité n’avait pas encore été rendue publique, se rendirent sous divers prétextes dans les parages de la rampe de lancement.
Flower, naturellement, devait demeurer à bord, quitte à y périr le dernier et il avait décidé de procéder lui-même au déclenchement des appareils éjecteurs.
Ensuite, le petit astronef piquerait dans l’immensité, avec Filler aux commandes et… à Dieu vat !
Ceux qui étaient choisis s’évertuaient à garder une apparence calme, afin de ne pas provoquer une explosion de la part des autres. En fait, Baslow et ses trois coéquipiers étaient là. Éric et les deux jeunes femmes avaient protesté, assurant qu’ils n’avaient pas plus droit que les autres à cette tentative de salut, mais Flower leur avait remontré avec hauteur qu’on ne les sélectionnait pas en raison de leurs mérites personnels mais tout bonnement parce qu’ils se devaient de suivre le professeur Baslow.
L’homme qu’il importait de sauver à tout prix !
Le cerveau désormais détenteur unique du secret des ondes infernales dont pouvait dépendre au moins partiellement le sort de l’humanité cosmique tout entière.
Il leur avait fallu s’incliner, le cœur déchiré malgré tout, épouvantés de savoir que, pour les sauver, eux, plus de soixante personnes seraient délibérément vouées à la mort tragique dans le cockpit de l’île spatiale.
Car ensuite, pas d’illusion à se faire, une seconde explosion risquait d’avoir raison de la relative solidité de la carène, déjà fortement endommagée.
Flower avait tenté de cacher la vérité sur les fuites d’air, mais on ne savait trop comment, on commençait à en parler beaucoup. D’ailleurs les travaux des quelques hommes qui s’évertuaient au colmatage passaient difficilement inaperçus.
Outre le cosmotimonier, Baslow et les trois jeunes gens, cinq places étaient encore disponibles.
On les avait offertes discrètement à cinq femmes. Trois avaient refusé, alléguant qu’elles étaient sur l’Inter avec soit un mari, soit un amant, et qu’en conséquence elles préféraient rester chacune avec celui qu’elles aimaient.
Le plus jeune des cosmatelots, le plus jeune des officiers, ainsi qu’un autre junior dont les services pouvaient s’avérer utiles : l’étudiant en médecine Ysmer, devaient occuper ces trois places.
Flower estimait avoir agi selon sa conscience.
Il importait maintenant d’effectuer l’envol du cosmocanot sans éveiller l’attention.
Vaine illusion !
Alors qu’il dirigeait lui-même le travail d’envol, que les dix privilégiés s’avançaient vers le sas d’entrée du cosmocanot, une rumeur passa à travers l’épave.
Près de lui, le commandant n’avait que trois de ses officiers et un technicien. Plus Marts qui avait voulu rester jusqu’au bout près de ceux qu’il allait quitter à jamais.
Soit cinq hommes conscients de leur sacrifice, mais qui faisaient simplement ce qu’ils croyaient leur devoir.
La ruée générale surprit ceux qui travaillaient au réglage du départ.
Hors Filler, déjà à son poste, les neuf passagers s’apprêtaient à pénétrer à l’intérieur du petit vaisseau spatial.
Où un précieux colis avait été secrètement transporté, avec d’infinies précautions : la sphère prismoïde qui, avec les génératrices convenables, demeurait susceptible de capter, catalyser, sérier et rediffuser les ondes infernales, ces incroyables reflets visuels et sonores du passé.
Au moment où les aides de Baslow passaient le sas, Flower et ses techniciens virent déferler une véritable horde. Tous ceux de l’île spatiale, toutes celles qui avaient réussi à survivre avec tant de périls, tant d’obstacles, s’étaient soudain révoltés à l’idée que quelques-uns seulement d’entre eux allaient bénéficier de la dernière chance.
Ce qui avait mis le feu aux poudres, dans le climat général d’insécurité et de tension, c’était la clandestinité à peu près totale que le commandant avait réussi à maintenir, espérant jusqu’au bout sauver Baslow, Baslow et son précieux cerveau, Baslow et le secret universel, Baslow qui n’était plus qu’une mémoire, qu’une accumulation de données d’une importance impérieuse.
Mais les malheureux demeurant sur l’épave, s’excitant mutuellement, animés de ce hideux sentiment, la jalousie, génératrice de cette haine qui est à l’origine de toutes les révolutions, même en sachant au fond d’eux-mêmes que le salut général était impossible, étaient bien décidés à s’opposer à cette sélectivité qu’ils considéraient comme favoritisme.
Flower voulut les arrêter, mais la foule était sur lui. Les courageux garçons qui avaient accepté de l’aider jusqu’au bout voulurent intervenir et ce fut aussitôt une mêlée atroce.
Éric, Ysmer et les jeunes cosmatelots désignés pour l’embarquement se retournaient déjà pour prêter main-forte à Flower mais celui-ci hurlait :
— Non !… Non !… Partez !… Il faut sauver Baslow !
Baslow était blême. Immobile sur le seuil du sas, il regardait ce chaos, cette confusion avilissante. Karine poussa le professeur à l’intérieur. Yal-Dan, elle, posait la main sur le bras d’Éric :
— Viens ! Nous ne pouvons plus rien pour Flower !
Éric hésita.
C’est alors que la situation changea brusquement.
Parce que tous et toutes étaient stoppés dans leur fureur, et qu’un élément inédit venait bouleverser cette position déjà si confuse.
Marts râla :
— La cloche !… J’entends la cloche !
Et c’était vrai ! Elle résonnait lugubrement, la cloche de brume, la cloche des navires perdus dans l’océan, la cloche qui annonce le danger, la cloche de mort !
Mais ce n’était pas seulement le souvenir personnel de Marts qui éclatait sur l’ensemble de ceux qu’abritait encore l’épave de l’Inter. On entendait, on voyait surtout des dizaines et des dizaines de scènes mêlées, des visions de joie et de tristesse, d’enthousiasme et de folie, l’orgie et le bonheur, le crime et l’ivresse, le désespoir et l’exaltation, tout cela roulant, déferlant, envahissant le vaste cockpit, emplissant à la fois les yeux et les oreilles de tous les participants à cet immense pugilat, les arrachant à l’instant pour leur remontrer les heures, les jours, les instants heureux ou malheureux qui constituent la trame d’une vie. De la leur.
Et chacun, extasié ou irrité, enthousiaste ou horrifié, abattu ou survolté, oubliait instantanément le présent pour se trouver replongé de gré ou de force dans un passé auquel il ne pouvait plus échapper.
Et tous ces hommes, déséquilibrés par les épreuves, toutes ces femmes dont certaines avaient même refusé le salut, prisonniers de leurs souvenirs, du regret au remords, voyaient la sarabande des images obsédantes qui, bien que leur appartenant en propre, se trouvaient maintenant enchevêtrées avec les films mnémotechniques issant des cerveaux de tous les autres par le truchement des ondes infernales.
Quelqu’un, pour faire diversion, venait de déclencher le mécanisme de la sphère placée à bord du mini-astronef.
Éric, comme foudroyé, regardait lui aussi. Mais deux hommes bondissaient, s’extirpant du monde du souvenir, voulant malgré tout le frapper, pénétrer de force à l’intérieur du cosmocanot.
Le jeune homme eût été certainement surpris et assommé sur place sans Marts, lequel, surexcité par le tintement infernal de la cloche de brume, par l’implacable mélopée soulignant son crime, se précipitait à son secours.
Deux coups formidables jetèrent au plancher les agresseurs.
Éric ne réagissait plus guère. Il entendit vaguement Flower crier, luttant pour se libérer lui-même des vagues de son passé qui le submergeaient :
— Partez !… Partez !
Un des techniciens fit un effort, réussit à appuyer sur un levier.
Il y eut un vrombissement qui provoqua une réaction parmi les révoltés. Jusque-là, captifs de ces songes trop visuels, ils en avaient négligé le but de leur attaque.
Éric ne sut jamais vraiment comment il s’était retrouvé à l’intérieur du petit cockpit, en compagnie de Marts qui avait glissé en le poussant.
Déjà, ils étaient dans l’espace, le levier déclenchant la mise à feu de la fusée éjectrice et Filler, bien qu’à demi abruti, tentait de reprendre en main la timonerie.
Ils se redressèrent. Ils se regardèrent.
Karine venait d’arrêter le mécanisme de la sphère laquelle, branchée sur une petite dynamo, avait pu fonctionner pendant quelques instants, suffisamment en tout cas pour endiguer les révoltés.
Ils se comptèrent.
Tous les désignés n’avaient finalement pu embarquer. Il n’y avait à bord, outre Filler, que le professeur, Yal-Dan et Karine, Éric, Ysmer, l’aspirant Huong et une jeune femme appelée Florane. Et Marts.
Il manquait donc le plus jeune cosmatelot et la seconde jeune femme.
Mais Marts, sans l’avoir fait exprès, s’était retrouvé à l’intérieur en y projetant Éric.
Et tous pensaient, avec une profonde tristesse, une horreur grandissante, au sort de Flower et de tous ceux, unis désormais dans une même condamnation, qui restaient dans l’épave de l’île spatiale.
Cette épave stagnant sur le planétoïde inconnu, à l’intérieur de laquelle un drame se jouait, et que des êtres entouraient, venus on ne savait d’où.
Des êtres qui, cherchant instinctivement les fissures de l’énorme carène, y appliquaient leurs bouches et aspiraient voluptueusement l’air respirable qui s’échappait et allait manquer, manquer de plus en plus aux malheureux voués, sans esprit de retour, à la plus abominable des fins.